Cipav : la gestion opaque de la caisse de retraite provoque la révolte des adhérents (MEDIAPART)
- Le mardi, 04 novembre 2025
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Depuis des années, la gestion de la caisse de retraite des professions libérales et des indépendants est critiquée par ses adhérents, qui pointent de nombreux dysfonctionnements. Aujourd’hui, c’est même le mode d’élection du conseil d’administration qui est contesté en justice.
Article de Martine Orange et publié le 3 novembre 2025 à 18h27
Source MEDIAPART : https://www.mediapart.fr/journal/economie-et-social/031125/cipav-la-gestion-opaque-de-la-caisse-de-retraite-provoque-la-revolte-des-adherents
Quel est le rôle d’un administrateur ou d’une administratrice indépendante dans un organisme de prestations sociales ?
Peut-on le ou la contraindre à limiter sa liberté de parole et ses alertes ? C’est en substance les questions auxquelles le tribunal judiciaire va devoir répondre le 6 novembre, à la suite d’un référé déposé par Pascal Ducher. Ce traducteur indépendant, cotisant à la Cipav, conteste les modalités d’élection du futur conseil d’administration de la caisse de retraite complémentaire des professions libérales (hors professions de santé) et des autoentrepreneurs et autoentrepreneuses.
Placée sous la tutelle de la Sécurité sociale, cette caisse de retraite, qui couvre quelque 1,3 million de personnes, illustre une fois encore la complexité – et parfois l’opacité – des pratiques propres à ce secteur. Sa gouvernance repose sur un conseil d’administration élu par l’ensemble des cotisant·es.
Et depuis plus de cinq ans, la Cipav est à la dérive. En 2020, un administrateur provisoire a été nommé par les autorités de tutelle après de graves défaillances. Par la suite, les élections ont été annulées par deux fois en moins de trois ans – une fois en 2023, une seconde en 2025 – par la justice pour vices de procédure et dysfonctionnements après des plaintes de cotisant·es. La gestion de la caisse a été placée à nouveau sous la conduite d’un administrateur provisoire.
Charte de déontologie contestable
Ces nouvelles élections, prévues en décembre, sont donc particulièrement suivies par les membres, alors que beaucoup d’entre eux contestent la gestion de la caisse depuis plusieurs années. Cette fois-ci, la direction dit avoir veillé à mener un processus électoral exemplaire.
Mais elle a ajouté un codicille pour toutes les personnes qui font acte de candidature pour siéger au nouveau conseil d’administration : elle leur demande de signer leur adhésion à la charte de déontologie de la caisse. Celle-ci stipule notamment que les administrateurs doivent agir avec « loyauté et solidarité », afin de « ne pas ternir l’image de la Cipav ».
"Cela ressemble plus à une loge maçonnique qu’à un conseil d’administration." - Pascal Ducher, ancien administrateur de la Cipav*
C’est cet engagement que conteste Pascal Ducher devant la justice. Administrateur de la Cipav entre 2021 et 2023 – avant l’annulation des élections par la justice –, il a pu mesurer ce que peuvent signifier ces règles. À plusieurs reprises, il lui est arrivé de dénoncer les dysfonctionnements dans la conduite de la caisse. Il a pointé notamment des erreurs dans la comptabilité de l’Urssaf, qui désormais procède au recouvrement des cotisations de retraite avant de les reverser à la Cipav.
Un compte faisait apparaître la situation réelle du ou de la cotisante, alors qu’un autre pouvait indiquer des retards de cotisations ou des charges indues. Mais c’est à partir de ce deuxième compte que l’Urssaf appelait les montants à payer, voire demandait des pénalités de retard. Ces écarts semblent n’avoir pas tous été corrigés.
Tout en reconnaissant la réalité de ces erreurs, le conseil d’administration a accueilli ces alertes par une volée de bois vert. Certains membres ont reproché à Pascal Ducher de manquer de « loyauté » envers la direction, de bafouer les règles de confidentialité auxquelles les administrateurs et administratrices sont tenu·es.
Pour lui, la loi du silence est la règle d’or de la gouvernance de la Cipav. « Cela ressemble plus à une loge maçonnique qu’à un conseil d’administration », résume-t-il aujourd’hui. « Cela apparaît comme une volonté de museler le conseil d’administration », abonde l’avocate Valérie Flandreau**, qui a porté nombre de dossiers devant la justice contre la Cipav ces dernières années.
Questionnée sur ces obligations de « loyauté et de solidarité » demandées aux candidats et candidates au conseil d’administration, la direction de la Cipav se défend de toute volonté d’encadrer la liberté de parole de ses administrateurs et administratrices. « Les obligations de loyauté et de solidarité ne sont pas un frein à l’exercice du devoir de contrôle et ne limitent aucunement le devoir de contrôle », nous a-t-elle assuré par écrit.
Gestion désordonnée
Ces propos risquent de ne pas suffire pour calmer les appréhensions et la colère de nombre d’adhérent·es de la caisse de retraite. Depuis une dizaine d’années, une association, CIPAV INFO***, s’est créée pour dénoncer les errements de la Cipav et aider les cotisants et cotisantes à faire valoir leurs droits. Cotisations erronées, versements perdus ou détournés, minoration des droits de retraite, inégalités de traitement selon les catégories – les professions libérales touchent plus de points que les autoentrepreneurs et autoentrepreneuses pour le même montant de cotisations –, pensions non versées, prestations d’invalidité non honorées, services inexistants, frais de gestion exorbitants… La liste des errements et des dysfonctionnements de cette caisse complémentaire pointés depuis plus d’une décennie a pris des proportions rarement vues.
La justice a été saisie à de multiples reprises par des adhérent·es pour faire valoir leurs droits. À chaque fois, des tribunaux dans toute la France leur donnent raison et ordonnent à la caisse de retraite de les rétablir dans leurs droits. Mais tous les cotisants et cotisantes n’ont ni l’argent ni l’énergie pour se lancer dans des procédures longues et coûteuses.
Plus de 800 000 euros auraient ainsi été détournés en toute impunité pendant des années.
La Cour des comptes a rédigé pas moins de trois rapports pour dénoncer une gestion erratique. Le premier, écrit en 2014 et intitulé « Une gestion désordonnée, un service aux assurés déplorable », est particulièrement accablant. Confortant les contestations des adhérent·es, il relevait l’empilement des problèmes, soulignait la gestion hasardeuse, voire des fautes graves, mentionnant au passage l’extrême passivité du conseil d’administration face à ces situations connues.
La désorganisation qui a régné dans cette caisse paraît invraisemblable. Ainsi, pendant des années, celle-ci a été incapable d’enregistrer convenablement les données de ses nouveaux adhérents et adhérentes : elle ne le faisait qu’une fois par an, alors que la Sécurité sociale lui envoyait les relevés chaque semaine.
Plus grave : des chèques envoyés à la Cipav pour payer les cotisations ont été détournés au sein même de la caisse. Plus de 800 000 euros auraient ainsi été détournés en toute impunité pendant des années. L’affaire a été gérée dans la plus grande discrétion. Mais la Cipav a demandé à certains de ses adhérents et adhérentes de repayer leurs cotisations au motif qu’elle n’avait pas reçu les sommes dues !
Le laxisme des autorités de tutelle
Des mesures ont été prises après les premiers rapports au vitriol de la Cour des comptes. Les services informatiques ont été en partie mis à niveau, le recouvrement a été confié à l’Urssaf, jugée plus sûre, les calculs de points ont été rectifiés. Pour la direction de la Cipav, tous ces dysfonctionnements appartiennent au passé. « 99 % des dossiers de demande de retraite ont été traités dans les délais : le taux de réponse aux appels téléphoniques a atteint 97 % ; la satisfaction des nouveaux retraités atteint 4,4/5, en nette progression », nous a-t-elle répondu.
Mais le passé continue de peser. Des centaines d’indépendant·es se battent encore pour obtenir une reconstitution juste de leurs carrières ou pour obtenir les sommes dues. Le nombre de contentieux reste élevé (2 475 recours en 2022, contre 3 145 en 2018). « Tout cela relève de la responsabilité de la Sécurité sociale. Bien qu’autorité de tutelle, elle n’exerce pas les contrôles qu’elle devrait faire », dit Valérie Flandreau**.
Bien qu’interpellées à plusieurs reprises par des député·es à l’Assemblée nationale sur le sujet, les autorités de tutelle semblent faire preuve d’un grand laxisme à l’égard de la Cipav. Aucun rappel à l’ordre ne semble avoir eu lieu avant que la Cour des comptes ne s’en mêle. Elles paraissent se désintéresser aussi bien de la gestion courante que des droits des cotisant·es.
Comme le relève la Cour des comptes dans son dernier rapport publié en 2024, ce n’est qu’en 2021 qu’un arrêté a été publié pour valider la réforme des modalités de cotisations retraite adoptée en 2018. L’alignement des cotisations journalières du régime d’invalidité-décès sur celui du régime commun, décidé en 2021, attendait toujours la publication d’un décret, au moment où la Cour des comptes publiait son rapport.
Une déontologie à géométrie variable
Mais la décision la plus consternante a été prise en septembre. La direction de la Sécurité sociale a décidé de nommer François Clouet directeur général délégué pour l’Île-de-France de la Caisse nationale de l’assurance-vieillesse (Cnav), alors que celui-ci est déjà directeur général de la Cipav depuis 2020. Ce cumul des mandats paraît incompatible : comment envisager qu’une seule personne puisse exercer en même temps deux mandats à temps plein dans deux caisses différentes ?
En réponse à nos questions, la Cipav nous a indiqué : « François Clouet continue d’assurer le pilotage stratégique de la Cipav et a mis en place les délégations pertinentes vers son comité de direction : la gestion opérationnelle est assurée par l’équipe de direction de l’organisme. L’exercice simultané de ses fonctions a été autorisé par la Cipav et la Cnav, et soumis à la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique, qui en a précisé les modalités de mise en œuvre ; la tutelle en a été informée. »
Cette nomination est d’autant plus inexplicable que François Clouet a été mis en examen pour prise illégale d’intérêts dans le cadre d’une enquête diligentée par le Parquet national financier (PNF) en janvier 2024, à la suite d’opérations immobilières suspectes réalisées en 2021 (voir encadré). Trois autres personnes sont également poursuivies dans cette procédure judiciaire, comme l’a révélé Libération : l’ancienne présidente du conseil d’administration de 2021 à 2023, Marie-Claude Schneider, a été mise en examen pour prise illégale d’intérêts et corruption passive, et deux intermédiaires immobiliers l’ont été pour corruption active.
Des opérations immobilières sans contrôle
En janvier 2024, le directeur général de la Cipav, François Clouet, ainsi que l’ancienne présidente du conseil d’administration de la caisse, Marie-Claude Schneider, ont été mis en examen, le premier pour prise illégale d’intérêts, la seconde pour corruption passive à la suite d’une procédure judiciaire engagée par le Parquet national financier.
La justice s’intéresse à la gestion de la caisse de retraite et particulièrement à la gestion de ses biens immobiliers, une partie essentielle des réserves des caisses de retraite, qui recèlent souvent d’importantes plus-values.
Or, en 2021, sans raison financière apparente, la direction a décidé de vendre sept immeubles, tous dans les quartiers les plus cotés de Paris. En novembre 2021, elle accepte ainsi de vendre l’un d’entre eux rue Boissière (XVIe arrondissement) à des intermédiaires pour le prix de 11,5 millions d’euros. Cinq mois plus tard, ces derniers le revendent pour 16,2 millions d’euros, soit 40 % plus cher. Ils empochent au passage plus de 2 millions de commissions. L’ancienne présidente du conseil d’administration aurait reçu également une commission de plus de 100 000 euros à l’issue de cette opération, selon nos informations.
Ce ne sera pas la seule opération discutable. Dans cette série de cessions de biens immobiliers, les opérations semblent se faire au détriment des intérêts de la caisse et de ses adhérent·es. La direction décide ainsi de se séparer d’immeubles offrant des rendements entre 3,7 et 5,2 % par an pour racheter en s’endettant un immeuble n’offrant que 2,8 % de rendement dans un quartier beaucoup moins bien situé.
« La Cipav s’est placée, de ce point de vue, dans une situation singulière en décidant, en 2021, de céder sept immeubles, sans lien avec un besoin de liquidités qu’auraient pu dicter les perspectives financières des régimes sous gestion, et selon une procédure de gré à gré qui n’a pas apporté toutes les garanties nécessaires en termes d’information du conseil d’administration et de préservation des intérêts patrimoniaux de la caisse », note en termes diplomatiques la Cour des comptes dans son dernier rapport.
La commission de contrôle de la caisse, qui avait commencé de diligenter des enquêtes internes sur ces sujets, a été bloquée dans ses travaux après l’annulation des élections du conseil. Elle ne les reprendra pas. En l’absence de tout conseil d’administration, le directeur général a décidé de promulguer de nouveaux statuts entérinant sa disparition au profit d’une commission de déontologie, appelée à intervenir uniquement si la direction ou le conseil le lui demande.
Le code de déontologie de la fonction publique est très clair. En cas de procédure judiciaire, les fonctionnaires mis·es en cause ont un devoir d’abstention, leur administration de tutelle se doit de prendre les mesures conservatoires qui s’imposent et est tenue à un devoir de réserve. Pourquoi n’avoir pas attendu que la justice se soit prononcée avant de procéder à cette nomination ? Interrogés sur les raisons de cette nomination, ni le ministère du travail ni la direction de la Sécurité sociale n’ont répondu à nos questions.
Il est vrai qu’il y a déjà eu un précédent. En 2015, un autre directeur général de la Cipav, Jean-Marie Saunier, a été condamné à deux mois de prison avec sursis et 15 000 euros d’amende pour favoritisme, ayant passé 22 millions d’euros de commandes sans appel d’offres. Cela ne l’a pas empêché, dans le même temps, d’être nommé par les autorités de tutelle directeur de la Caisse nationale d’assurance-vieillesse des professions libérales, organisme qui chapeaute les trois caisses des professions indépendantes.
La déontologie semble décidément être un concept à géométrie variable dans ce monde des hauts fonctionnaires de la Sécurité sociale.
Martine Orange
*Pascal Ducher est l'un des administrateurs dont le collectif CIPAV INFO a soutenu la candidature.
**Valérie Flandreau est l'avocate du collectif CIPAV INFO
*** CIPAV INFO est la principale association de défense des adhérents victimes de la CIPAV.
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Mediapart Problème de Cotisations Cour des Comptes Auto-entrepreneurs Justice Tutelle élections
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